Le 9 mars dernier, Nicole Notat et Jean-Dominique Senard remettaient au Gouvernement leur rapport sur l’entreprise et l’intérêt général, posant ainsi les bases d’une « nouvelle vision de l’entreprise » en vue du projet de loi PACTE qui sera dévoilé dans les prochains jours. L’équipe mécénova vous propose une analyse de leurs recommandations et des changements que les dispositions suggérées pourraient induire pour le secteur du mécénat et des investissements citoyens.
Par Alicia Izard et Oriane Hostin, Expertise « mécénat et investissements citoyens », Les entreprises pour la Cité
Les attentes du Gouvernement
Bien que n’étant pas récent, le sujet de la transformation de l’entreprise, de son rôle et de ses missions, fait l’objet d’une impulsion nouvelle depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron à la tête de l’Etat. Le Président et son Gouvernement ont en effet lancé en octobre dernier le Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises (PACTE), souhaitant ainsi « donner aux entreprises les moyens d’innover, de se transformer, de grandir et de créer des emplois ». Un plan d’action qui devrait permettre la présentation du projet de loi PACTE en Conseil des Ministres au mois de juin 2018.
C’est dans ce cadre que les Ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Economie et des Finances et du Travail ont missionné le 11 janvier dernier Nicole Notat – ex-présidente de la CFDT et actuelle PDG de Vigeo Eiris – et Jean-Dominique Senard – actuel président du groupe Michelin – pour la production d’un rapport portant sur « la relation entre entreprise et intérêt général ».
Afin de préparer ce rapport, les auteurs ont auditionné en seulement deux mois plus de 200 personnalités qualifiées, aux profils très variés : des chefs d’entreprises privées et publiques, des administrations, des élus, des investisseurs, des organisations représentatives, des ONG, des universitaires et des professeurs de Droit.
Les attentes des Ministres vis-à-vis de ce rapport étaient claires : « forger une nouvelle vision de l’entreprise, en interrogeant (…) son rôle et ses missions », formuler « un diagnostic et des propositions sur la manière dont les définitions légales des sociétés et leur environnement juridique pourraient être adaptés » ou encore « envisager l’ensemble des leviers permettant aux acteurs qui le souhaitent de donner à l’entreprise un objet social élargi ». En somme, la mission devait tout d’abord explorer les leviers législatifs de transformation de l’entreprise et de sa gouvernance afin de proposer un cadre juridique plus adapté, puis devait également proposer des mesures concrètes à l’attention des praticiens et des administrations.
Le contexte du rapport
Remis aux Ministres le 9 mars dernier, le rapport Notat-Senard intervient à l’heure où les défis sociaux et environnementaux auxquels font face les entreprises sont majeurs. Face aux injonctions de la société, qui exprime de très fortes attentes à l’égard des entreprises, celles-ci ont depuis quelques années mis en place des politiques dédiées afin d’assumer leur responsabilité sociale et environnementale (RSE) vis-à-vis des parties-prenantes internes comme externes. Placer la RSE au cœur de la stratégie de l’entreprise, et par la même au cœur du Droit des sociétés, s’impose donc aujourd’hui comme une nécessité.
Un des constats dressés par le rapport concerne le contexte économique actuel dans lequel évoluent les entreprises. En effet, les sociétés font aujourd’hui face au contexte de financiarisation de l’économie et de court-termisme de la part des investisseurs, si bien qu’un décalage important apparaît entre les attentes des actionnaires, qui visent le profit à court-terme, et les besoins sociétaux, qui ne sauraient être adressés qu’à long-terme. Le rapport constate également que l’entreprise apparait actuellement comme « libre et irresponsable au sein de l’espace de légalité définit par la puissance publique », parfois au point d’être taxée de green/social washing – à tort ou à raison.
Face à cette situation, les auteurs s’accordent à dire que profit et contribution à l’intérêt collectif sont totalement compatibles au sein de l’entreprise : « une entreprise se crée seulement si elle répond à un besoin spécifique et elle perdure seulement si elle maintient une dynamique d’invention, d’innovation, et de création collective. »
Partant de ce postulat, ils ont intitulé leur rapport « L’entreprise, objet d’intérêt collectif » et ont formulé 14 recommandations, dont nous vous proposons d’étudier celles qui concernent plus particulièrement le secteur du mécénat et des investissements citoyens.
Analyse des recommandations phares pour le secteur
- Reconnaître dès le Code Civil que l’entreprise poursuit un intérêt collectif
Recommandation 1 : Ajouter un alinéa à l’article 1833 du Code Civil : « La société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. »
Cet ajout permettrait d’officialiser la « considération » des entreprises quant aux enjeux sociétaux. Bien que cet ajout ne ferait que confirmer ce que beaucoup de grandes entreprises font déjà, notamment grâce aux législations de 2001 (Loi NRE) et 2010 (Loi Grenelle II), il permettrait de généraliser la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux à l’ensemble des entreprises, y compris les PME et TPE. La modification de cet article, resté quasiment inchangé depuis sa création en 1804, reconnaîtrait également les intérêts de l’ensemble des personnes qui contribuent à l’entreprise, et pas de seulement de ses associés. Il s’agirait donc d’adapter le Droit des sociétés pour qu’il reflète et accompagne les nouvelles pratiques des entreprises françaises, notamment en termes de RSE.
- Responsabiliser la gouvernance d’entreprise par la formulation d’une « raison d’être »
Recommandation 2 : Confier aux conseils d’administration et de surveillance la formulation d’une raison d’être visant à guider la stratégie de l’entreprise en considération de ses enjeux sociaux et environnementaux.
Cette suggestion de modifier l’article L225-35 du Code de commerce, vise à préciser l’intérêt propre de l’entreprise ainsi que la prise en considération de ses enjeux sociaux et environnementaux, dont il est question dans la précédente recommandation. N. Notat et J.D. Senard définissent la raison d’être de l’entreprise comme « ce qui est indispensable pour remplir l’objet social, c’est-à-dire le champ des activités de l’entreprise ». Les organes de direction de l’entreprise, dont font partie les conseils d’administration et de surveillance, devront ainsi engager une réflexion sur la raison d’être de leur organisation, afin d’arriver à un « compromis neutre et créatif entre les différentes parties. » Selon les auteurs du rapport, cela permettrait de dépasser les obligations de transparence des entreprises en responsabilisant les dirigeants des entreprises, grandes et petites.
- Conforter la RSE dans la rémunération des dirigeants
Recommandation 5 : Signaler comme une bonne pratique les rémunérations variables liées aux critères RSE, et la transparence sur le niveau de déclenchement de cette part variable.
Afin de renforcer la prise en considération de la RSE, les auteurs du rapport proposent de développer l’inclusion de critères extra-financiers dans les rémunérations variables des dirigeants. Il s’agirait notamment d’augmenter la part variable indexée sur des critères RSE ainsi que d’accroître le nombre d’entreprises renseignant le niveau de performance RSE attendu pour atteindre 100% de la part variable.
- Permettre l’essor des « entreprises à mission » européennes
Alors qu’une première étape vers une « économie mondiale durable » a déjà été franchie grâce aux obligations de reporting RSE instaurées en France à partir de 2001, N. Notat et J.D. Senard expriment l’idée qu’une seconde étape plus ambitieuse doit être visée, laquelle impliquerait de mener une réflexion profonde sur l’objet social de l’entreprise et la création « d’une forme statutaire spécifique », qui donnerait naissance aux « entreprises à mission » ou à des « sociétés lucratives à impact social et environnemental ». Ce nouveau statut donnerait plus de latitude au dirigeant de l’entreprise, et engagerait les actionnaires de celles-ci à travers le contrat de société. Ils formulent à ce titre trois recommandations (n°11, 12 ; 13).
Recommandation 11 : Confirmer à l’article 1835 du Code Civil la possibilité de faire figurer une « raison d’être » dans les statuts d’une société, quelle que soit sa forme juridique, notamment pour permettre les entreprises à mission.
S’inspirant de statuts hybrides existant outre-Atlantique, tels que les Benefit Corporation, les auteurs du rapport souhaitent permettre l’essor d’un statut nouveau, qui se situerait à mi-chemin entre le capitalisme classique et l’économie sociale et solidaire. N. Notat et J.-D. Senard notent en effet que les statuts de l’ESS ne convenant pas à tous les chefs d’entreprises, certains souhaitant « conserver des règles les plus proches possibles d’une société commerciale classique », la création d’un nouveau statut juridique permettrait à ces entreprises de viser une création de valeur durable sans nécessairement être dotée d’une gouvernance coopérative ou d’un dispositif d’encadrement des salaires. En somme, précise le rapport, « l’entreprise à mission correspond à une catégorie d’entreprises organisant la poursuite d’un intérêt collectif sous la forme d’une mission de service public ou d’une activité reconnue d’intérêt général et encouragées par une déduction fiscale ».
La création d’un tel cadre juridique permettrait, entre autres, de protéger les engagements sociaux et environnementaux des entreprises même en cas de changement d’actionnaires ; et de rendre plus crédibles les engagements RSE des entreprises sur le long-terme. Dans les faits, N. Notat et J.D. Senard proposent ici la modification de l’article 1835 du Code civil pour permettre de faire figurer une « raison d’être » dans les statuts de la société.
Recommandation 12 : Reconnaître dans la loi l’entreprise à mission, accessible à toutes les formes juridiques.
Les auteurs du rapport recommandent ensuite que la loi reconnaisse l’entreprise à mission, et que celle-ci soit accessible à toutes les formes juridiques. Pour ce faire, ils déclinent quatre conditions que devraient respecter les entreprises à mission :
– L’inscription dans les statuts d’une raison d’être dotée d’un impact mesurable positif pour la société et l’environnement ;
– L’introduction dans sa gouvernance d’un comité d’impact, dont la composition est libre, peut comporter des parties prenantes. Il doit disposer de l’indépendance et des moyens appropriés, en particulier de droits de communication et d’audit ;
– La mesure de la reddition publique par les organes de gouvernance du respect de la raison d’être inscrite dans les statuts, évalué par un organisme tiers indépendant ;
– La publication d’une déclaration de performance extra-financière comme les sociétés de plus de 500 salariés.
Recommandation 13 : Envisager la création d’un acteur européen de labellisation, adapté aux spécificités du continent européen, pour les entreprises à mission européennes.
Enfin, N. Notat et J.D. Senard proposent d’accompagner la reconnaissance dans la loi des entreprises à mission en créant un label dédié, qui serait piloté par un « acteur européen de labellisation » adapté aux spécificités européennes. Cette recommandation, peu développée dans le rapport par les auteurs, soulignent tout de même l’importance de développer une vision des entreprises à mission propre au continent européen, s’affranchissant ainsi des modèles déjà existants aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.
- Développer les fondations actionnaires en assouplissant le cadre juridique français des fondations
Recommandation 14 : Assouplir la détention de parts sociales majoritaires par les fondations, sans en dénaturer l’esprit, et envisager la création de fonds de transmission et de pérennisation des entreprises.
Enfin, la quatorzième et ultime recommandation du rapport porte sur le modèle des fondations actionnaires, très développé au Danemark et en Allemagne notamment, mais qui peine à s’imposer en France du fait du cadre juridique des fondations qui y est plus rigide. En effet, là où en France, les fondations « sont exclusivement dédiées par la loi à des missions d’intérêt général », il existe au Danemark près de 1350 fondations à but non-lucratif propriétaires d’entreprises commerciales.
Les auteurs du rapport semblent plutôt défavorables à l’idée de créer un statut juridique dédié de fondation actionnaire, notamment à cause des controverses que cela pourrait induire en matière de gouvernance, de fiscalité et de gestion. Cependant, Nicole Notat et Jean-Dominique Senard encouragent l’adaptation des statuts actuels, qui permettent déjà aux fonds de dotation et aux fondations reconnues d’utilité publique d’être actionnaire d’une entreprise, tout en précisant que les exemptions fiscales doivent être réservées « aux finalités d’intérêt général limitativement énumérées ».
L’équipe mécénova plébiscite le mouvement engagé avec ce rapport, qui vient enfin questionner une « nouvelle vision de l’entreprise » largement portée par les secteurs de l’intérêt général et de l’ESS, au moment où celle-ci est encouragée, à la fois par la puissance publique et la société civile, à s’engager davantage. Nous saluons le travail de fond mené par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard dans un délais très court, tout en prenant en considération des points de vue extrêmement divergents et sensibles du côté des dirigeants d’entreprises françaises.
Ce rapport, s’il reste très consensuel dans sa forme, a le mérite de proposer l’officialisation dans les textes de lois, de nombreuses dispositions et engagements déjà pris par beaucoup d’entreprises quant aux enjeux sociétaux, mais aussi d’affirmer leurs responsabilités, afin d’encourager les moins proactives à prendre des mesures. Sur le plan du mécénat, aucun ajustement du régime fiscal n’est envisagé, sauf pour le cas des fondations actionnaires, dont l’évolution du cadre juridique reste pour l’heure assez flou. Concernant les investissements citoyens, nul doute que l’idée de réserver un statut dédié aux entreprises à missions pourrait être un levier particulièrement innovant pour faire bouger les lignes et engager la transformation des entreprises les plus en pointe sur la prise en compte des enjeux sociétaux.
Il ne nous reste qu’à espérer que ce rapport fasse son chemin et soit pris en compte dans le projet de loi PACTE, qui sera présenté par Bruno Le Maire prochainement et devrait préciser les ambitions du gouvernement en la matière… Rendez-vous donc en juin !
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