Autodidacte et femme de terrain, Karine Guldemann a débuté sa carrière dans une ONG humanitaire. Au sein du Groupe Lagardère Active, elle dirige depuis 2004 la Fondation ELLE pour l’éducation des femmes dans le monde. Pionnière du mécénat collectif depuis sa création, la fondation ne cesse de renforcer ses actions de plaidoyer, à l’image du programme télévisé Elles ont toutes une histoire, dont nous avons pu apercevoir le montage en avant-première.
Des relations presse au mécénat, un parcours atypique
Comme c’est souvent le cas pour les dirigeants de fondations, le parcours de Karine Guldemann est atypique. Originaire de Troyes, elle quitte l’Aube pour la capitale après son baccalauréat, afin de suivre des études d’attachée de presse. « Études brillamment ratées, étant davantage en stage qu’à l’école », explique-t-elle. Qu’à cela ne tienne, elle entame une carrière d’attachée de presse dans les milieux de la mode, de la haute couture et de la beauté. Après une première expérience chez Helena Rubinstein, elle ne cessera de changer de poste, pratiquant tour à tour l’événementiel ou les relations publiques, au gré des marques qui viendront la débaucher.
En 1994, alors que la guerre en Bosnie éclate, elle est rattrapée par le besoin de s’engager et rejoint l’association Première Urgence Internationale comme bénévole, pour gérer la presse et les familles suite à une prise d’otages. Elle est rapidement engagée par l’ONG, dans laquelle elle restera 7 ans, comme responsable de communication puis directrice du développement. Chargée de déterminer les zones dans lesquelles mener des missions exploratoires et de trouver les financements dédiés, elle voyage dans de nombreux pays en crise comme l’Irak, l’Albanie, le Kosovo ou encore le Yemen et le Liban. De retour à Paris en 2003 après deux hivers passés comme bénévole aux Restaurants du cœur de sa région natale, elle est recrutée par La Chaîne de l’espoir afin de mettre en place des missions de formation de médecins à l’étranger, notamment pour l’hôpital de Kaboul.
C’est en août 2004 que Karine Guldemann rejoint le groupe Lagardère Active, appelée sur les conseils de Jean-Christophe Rufin par Valérie Toranian, alors directrice de la rédaction de ELLE, pour créer la fondation que l’on connaît. « À ce stade, je savais juste qu’elle serait dédiée à l’émancipation des femmes en France comme à l’étranger, via l’éducation et la formation professionnelle ». Une quasi page blanche, car le groupe portait déjà deux projets sur le sujet : le soutien à la création du magazine ROZ en Afghanistan, avec Chekeba Hachemi, Présidente et fondatrice d’Afghanistan Libre – qui donna lieu à la réflexion sur la future fondation – et « ELLE Solidarité Mode », un concours national permettant à des jeunes filles issues de milieux modestes d’intégrer une grande école de mode (Studio Berçot, Ecole de la chambre syndicale, ESMOD).
L’action collective et le plaidoyer
Dès sa création, la Fondation ELLE se distingue par le recours au mécénat collectif, un mode d’intervention très innovant et loin de faire consensus à l’époque. « Nous avons affirmé dès nos statuts que la fondation ne s’engage pas seule mais en partenariats avec des pairs, afin d’amplifier l’action des projets ». Mais Karine Guldemann se heurte vite à la méfiance du secteur. « Il y a quinze ans, le mécénat d’entreprise était très feutré et restait à la discrétion de chaque entreprise, qui avait sa fondation, ses projets… chacun travaillait dans son coin ». Méfiance également quant aux liens avec le magazine, mal perçu par certains, alors qu’il constituait un formidable amplificateur d’image. Jusqu’à remettre en cause la légitimité des « filles de ELLE » à créer une fondation. « Je leur ai répondu que d’abord, j’étais fière d’être une fille-de-ELLE, et qu’ensuite, on peut avoir envie de perdre 3 kilos avant l’été mais néanmoins avoir un cerveau qui fonctionne et un cœur ouvert sur le monde ». CQFD. Malgré les premiers obstacles, la fondation a énormément développé l’action collective et fut à l’origine du Club des fondations, avec Cécile Vic, déléguée générale de la Fondation Air France. « Travailler à plusieurs a été fondateur pour nous. Nous avons participé à faire évoluer les mentalités, avec la conviction que le mécénat d’entreprise devait être valorisé à l’extérieur, comme un outil à même de changer la donne et de modifier l’image qu’ont les français de l’entreprise ».
La fondation est également très active en termes de plaidoyer. « Elle est petite par le capital (environ 250.000€ de budget annuel) mais tire sa force de son nom ! » explique la Déléguée Générale. En effet, l’action de la Fondation ELLE pour les femmes en général, sonne comme une évidence. Pour ne pas se limiter à ses seules ressources, elle s’est dotée d’une Association des lauréates de la fondation ELLE, qui permet de collaborer avec des marques comme Kookaï, Gérard Darel ou Amazon pour la création de produits partages, et ainsi, d’amplifier son impact. « Depuis quatre ans, nous avons beaucoup développé notre plaidoyer, en misant sur le Groupe Lagardère et ses multiples activités (radio, télévision, presse magazine, édition…). » indique Karine Guldemann.
Le projet ELLES ont toutes une histoire est un exemple emblématique de mécénat collectif au service du plaidoyer : créée il y a trois an, cette série de programmes courts met à l’honneur des femmes de tous horizons dans le but de sensibiliser le grand public sur les droits des femmes et de faire connaître au plus grand nombre les actions des fondations qui agissent en faveur des femmes et de ses partenaires associatifs. « Nous savions que jamais la télévision française ne pourrait investir 120.000€ sur ce sujet, c’est pourquoi nous avons invité d’autres fondations à co-financer le projet et proposer chacune un portrait », indique Karine. Le projet est aujourd’hui une marque-programme de France Télévisions, diffusée chaque année en mars à l’occasion de la semaine des droits des femmes. Il réunit les fondations Groupe ADP, Air France, CHANEL, ELLE, Kering, Sanofi Espoir, Orange, Raja-Danièle Marcovici, RATP et Unilever. Un 52 minutes issu des portraits de la première saison réalisé par Nils Tavernier a d’ailleurs été sélectionné au Festival des droits de l’Homme de Genève en 2016. Une belle histoire qui ne s’arrête pas là : « Cette année, c’est Samuel Le Bihan qui a réalisé la troisième collection, La relève, qui interroge 11 jeunes filles… les femmes de demain ! Grâce à la Fondation RATP, nous bénéficierons d’une grande campagne d’affichage dans les métros et bus parisiens. Enfin, nous mobilisons tout le groupe via des relais dans Paris Match et sur Europe 1, et nous préparons un livre avec Hachette Roman, retraçant cette belle aventure de trois années pour sensibiliser encore plus largement aux droits des femmes et l’égalité hommes-femmes. »
En 14 ans, la Fondation ELLE a ainsi financé près de 85 projets dans une trentaine de pays, avec des engagements sur 3 ans, pour une moyenne annuelle de 15 à 20.000 euros par projet. De la lutte contre les mariages précoces à la mise en place de formations professionnelles ou le soutien à des internats, en passant par le travail avec des familles en exode rurale, la fondation s’attache à tenir son axe central : l’émancipation des femmes comme outil essentiel à la construction d’un monde plus juste, via l’éducation des plus jeunes puis l’accès à l’emploi ou la création d’entreprise. Depuis deux ans, elle intègre la question des violences faites aux femmes à travers des volets de sensibilisation. « Le choix des projets est un savant mariage d’affect et de professionnalisme : le projet doit être un coup de cœur, tout en étant inattaquable sur le plan professionnel », explique Karine Guldemann. « D’où la complémentarité avec mon adjointe, Chloé Freoa, qui est juriste de formation et toujours dans les clous, contrairement à moi ! » s’amuse-elle.
Pour un mécénat « courageux »
Convaincue que l’entreprise tient un rôle sociétal évident, Karine Guldemann croit à l’impact du mécénat d’entreprise, d’autant plus s’il s’appuie sur le coeur de métier pour générer un cercle vertueux et efficace. « Nous utilisons chacune de nos casquettes de média pour faire comprendre la raison d’être de la Fondation ELLE. Aujourd’hui, au-delà des nos projets, elle est devenue un formidable outil de plaidoyer au service de toutes les fondations sur la cause des femmes. »
Pour autant, Karine aimerait voir évoluer les mentalités plus vite, considérant que les Français ont encore une vision très faussée de l’entreprise « grand capital, salauds de patrons ». « À mon sens, la majorité des sociétés sont dirigées par des gens bien, dont l’objectif n’est pas d’exploiter leurs salariés ou de ne produire que de la richesse » explique t’elle. « De plus, les compétences développées en entreprise permettent une rapidité d’action que n’a pas la puissance publique. Elle est beaucoup plus adaptable, en prise, capable de se remettre en cause. Et puis l’argent n’est pas sale ! On n’utilise pas le mécénat pour se racheter une conscience, ce n’est pas ça l’histoire ! Les dirigeants de fondation prouvent le contraire : ce sont des gens de métier, qui prennent la responsabilité de l’argent qui leur est confié, essaient d’en tirer le maximum et de l’affecter le mieux possible. »
Selon Karine Guldemann, les transformations demandent avant tout du courage. « Pour impulser une démarche sociétale en entreprise, il faut s’affranchir des vieux préceptes, or en France, on n’a pas assez le goût du risque, on manque d’esprit d’innovation » regrette-t-elle. Un modèle inspirant ? « J’aimerais voir se développer le modèle des fondations actionnaires. Ce n’est pas la cerise sur le gâteau mais c’est un axe intéressant et un beau chemin à suivre, car évidemment, l’entreprise est aussi là pour améliorer la vie au sein de son écosystème, interne comme externe ».
On ne peut que noter la dualité entre le caractère enthousiaste, volontaire de Karine Guldemann, et le regard très cynique qu’elle porte sur le monde. « Je suis fondamentalement très désespérée du genre humain, et c’est sans doute mon pessimisme qui me permet de bien faire mon travail », répond celle qui a consacré les 25 dernières années au services des autres. « On dit de moi que je suis une maçonne sans tablier. Je suis profondément engagée pour le genre humain, mais ne doute pas une seconde de sa médiocrité… même si je pense qu’il y a des petites lumières qui brillent de temps en temps ». Quels projets pour les années à venir ? « Avant je voulais changer le monde, maintenant je veux juste faire ma part, en premier lieu pour les femmes, qui sont à mon avis la clef pour beaucoup de sujets, notamment sur les questions d’éducation, de transmission, de santé… ». Nul doute que Karine Guldemann aura fait sa part !
Propos recueillis par Alicia Izard
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